Monsieur le Ministre,
lorsque nous avons fermé nos écoles le 13 mars dernier, le cœur déchiré, vous avez déclaré "Tout est prêt !" alors que dans le primaire rien ne l'était. Les écoles élémentaires et maternelles françaises se sont organisées dans la précipitation pour assurer du mieux qu'il était possible un semblant d'enseignement à distance. Ce fut un certain succès grâce au travail acharné, énergivore et chronophage, des centaines de milliers d'enseignants, Directrices et Directeurs d'école, pour lesquels il n'était pas question de laisser les élèves en déshérence. Mais cela fut fait sans réel soutien d'une institution devenue soudain quasiment muette si j'excepte quelques injonctions déconnectées des réalités, et heureusement rapidement dénoncées. Il fallut utiliser du matériel personnel de communication et informatique ainsi que des compétences individuelles que tous les enseignants n'avaient pas. Sans formation et sans outils, comment assurer pleinement et partout une mission nouvelle ? Sans oublier que ce moment a mis clairement à jour la "fracture numérique" de notre pays, son sous-équipement, comme la cruelle illustration de la fracture sociale qui en est souvent la cause : lorsqu'on a du mal à assurer le toit ou la nourriture de sa famille, l'équipement informatique n'est certainement pas une priorité.
Néanmoins, durant toute cette période compliquée, enseignants et Directeurs se sont totalement investis, y compris pour accueillir sans défaillance les enfants de certains personnels indispensables à la gestion de la crise, et trouver des solutions même imparfaites à de nombreuses questions individuelles.
Bien entendu Monsieur le Ministre nous savons que le gouvernement dont vous faites partie a fait certains choix dans l'intérêt de la Nation, nous ne les contestons nullement, d'une part ce n'est pas notre rôle et d'autre part l'afflux de cas graves dans les hôpitaux et services de réanimation peut laisser imaginer ce qu'il en aurait épouvantablement été sans ce confinement abrupt. Pour autant Monsieur le Ministre l'absence de plan d'urgence au niveau ministériel n'a pas manqué de nous surprendre, alors que nous-mêmes Directrices et Directeurs sommes depuis plusieurs années contraints localement d'en élaborer de fort complexes dans de nombreux domaines.
Lorsque nous avons commencé à "déconfiner" le 11 mai, les conditions de travail qui nous furent faites étaient extrêmement compliquées à mettre en place. Encore une fois Directrices et Directeurs se sont employés au mieux avec les municipalités pour l'organiser malgré l'incommensurable lourdeur du protocole sanitaire. Mais en dépit d'incontestables efforts et de beaucoup de travail, de nombreuses écoles n'ont pas pu ouvrir faute de personnel, de matériel, ou n'ont pu accueillir que peu d'enfants faute de place ou simplement de familles volontaires.
Nous attendions donc avec anxiété vos nouvelles instructions pour la reprise du 2 juin, en imaginant que peut-être les conditions d'accueil seraient allégées, ne serait-ce que pour le nombre d'enfants que nous pourrions recevoir. Les mesures gouvernementales prévues allaient dans le sens d'une "libération" attendue par toute une population fatiguée et pressée de retourner travailler. Nous savons pertinemment, Monsieur le Ministre, que les consignes sanitaires sont le fait de personnes compétentes dont les choix ne sauraient par nous être remis en cause. Nous savons que votre première responsabilité est de nous les transmettre, comme la nôtre de les appliquer. Mais lorsque le Premier Ministre vous a donné la parole nous avons entendu deux affirmations que comme professionnels nous savions difficiles à conjuguer, d'une part que le protocole sanitaire ne changeait pas, ensuite que 100% des écoles allaient ouvrir.
Vous ne nous aidez pas, Monsieur le Ministre. Nos parents d'élèves n'ont eux entendu que ce "100%". Vous avez fort bien précisé, mais le lendemain seulement lors d'un entretien radiophonique, qu'il ne s'agissait pas de 100% des élèves. Mais le mal était fait. Nos familles ont cru qu'elles allaient toutes pouvoir remettre leurs enfants à l'école. Leur expliquer ensuite que ce n'est pas le cas est extrêmement difficile, et je reçois de nombreux témoignages de collègues Directrices et Directeurs d'école qui comme moi reçoivent des coups de téléphone, des SMS ou des courriels désagréables, pour ne pas dire agressifs. Vous auriez dû rappeler d'emblée, Monsieur le Ministre, les conditions d'accueil, soit 15 élèves maximum en même temps en élémentaire, 10 en maternelle, et le fait que certaines professions sont prioritaires.
Je veux vous donner, Monsieur le Ministre, mon propre exemple. Très vieil enseignant, très vieux Directeur d'école à quelques semaines de ma retraite, je dirige dans une commune de 2000 habitants une école maternelle de trois classes ce qui signifie trois enseignants. Nous avons en temps normal 86 élèves - oui, en maternelle, les classes sont souvent chargées -. Mon épouse ayant une maladie auto-immune je reste à l'écart des élèves, nous n'avons donc que vingt places. Le hasard veut que j'aie dans mon périmètre scolaire de nombreux gendarmes, et proche d'un CHU aussi de nombreux personnels soignants, comme quelques enseignants. Toutes ces familles sont dites "prioritaires", et elles sont plus de trente ! C'est la quadrature du cercle, Monsieur le Ministre.
Heureusement, suite à un questionnaire précis, certaines de ces familles ont fait le choix de s'organiser différemment, comme accepter de n'envoyer leur enfant à l'école qu'à mi-temps quand elles le pouvaient. Sur les places disponibles cela m'en a libéré trois. Je peux donc accueillir six enfants 'non-prioritaires" à temps partiel, soit en fin de compte 23 élèves. En dépit de la grave maladie de mon épouse je pourrais prendre un groupe d'élèves, mais cela signifierait donc qu'il n'y aurait plus pour moi le danger de la contaminer, ce qui pourrait lui être fatal. Il faudrait alors m'expliquer le maintien en l'état du protocole sanitaire. De toute manière je ne pourrais accueillir qu'au mieux une vingtaine d'élèves à mi-temps en plus, soit en tout approximativement une quarantaine d'élèves sur 86... Cela fait beaucoup de pions à mettre dans très peu de cases. Et je ne suis pas convaincu qu'alors il serait possible pour la municipalité d'assumer comme aujourd'hui la restauration et les autres temps périscolaires étant donnée la lourdeur du protocole et les taux d'encadrement. Je pourrais même imaginer ne faire venir nos élèves qu'une partie du mois de juin pour les recevoir tous, mais cela impliquerait alors que les enfants des familles non-prioritaires ne viendraient avant les vacances que... quatre jours au mieux, deux jours au pire ? C'est absurde.
Voici un extrait d'un courriel très correct que j'ai reçu hier samedi d'un père d'élève (je préfère vous épargner les écrits largement moins aimables) :
" Je veux bien accepter de faire des efforts, comprendre que les règles sanitaires continuent d'être appliquées de manière stricte mais nous sommes un couple d'actifs qui ne peut plus télétravailler.
D'une part, le salaire commence à s'en ressentir fortement et d'autre part, nos employeurs deviennent réticents, ce qui rend la situation extrêmement compliquée.
Jean-Michel Blanquer à affirmé, Jeudi 28 Mai, que toutes les familles qui le souhaitent doivent pouvoir scolariser leurs enfants au moins sur une partie de la semaine.
Le fait de prévoir des critères de priorité pose plusieurs problèmes. "
Je sais Monsieur le Ministre que vous comptez sur le dispositif 2S2C qui dans son principe est fort louable au vu des circonstances. Mais la réalité est cruelle. Ma petite commune d'exercice, malgré l'importance qu'elle porte à ses écoles et les budgets qu'elle leur consacre, ne peut pas assumer cette organisation faute de locaux, faute de moyens, et surtout faute de personnel qualifié. Les pourtant nombreux personnels territoriaux pouvant encadrer des enfants sont mobilisés dans les écoles pour nous aider à assurer le respect du protocole sur le temps scolaire, ainsi que l'encadrement périscolaire, le centre aéré du mercredi, ou les nombreux et chronophages nettoyages et désinfections.
Alors non, Monsieur le Ministre, toutes les écoles ne pourront pas ouvrir au mois de juin, ou pas dans les conditions que vous vouliez exprimer, ou comme nous-mêmes le souhaiterions pour rendre à nos familles le service auquel elles aspirent justement.
Voici un autre mot d'une mère d'élève :
" Cette situation n'est pas du tout compréhensible. Bon courage Pascal, je ne vous en veux pas, vous faites un travail ingrat de sélection. C'est dur, très dur, quand on a commencé à réorganiser sa vie, et que brutalement, on nous explique qu'il va falloir se débrouiller autrement en un temps record. "
Comme tous mes collègues Directrices et Directeurs, Monsieur le Ministre, je suis profondément respectueux de notre institution, je veille à en appliquer les ordres et consignes, à respecter la lettre comme l'esprit d'une école que j'aime publique et laïque. Comme tous mes collègues Monsieur le Ministre je m'y dévoue corps et âme. Mais je veux vous reprocher de n'avoir pas été immédiatement très clair auprès des français, en leur exprimant précisément que l'école ne pourrait pas reprendre en juin dans des conditions normales. Bien sûr je peux comprendre qu'il n'est pas souhaitable de déprimer une population déjà fatiguée. Mais nous-mêmes, Monsieur le Ministre, Directeurs et Directeurs d'école profondément investis depuis bientôt trois mois dans des organisations locales très diverses et très compliquées, sommes tous extrêmement fatigués, et nous sommes nombreux au bord de la rupture à force de gérer quotidiennement nos écoles à coups de téléphone et de courriels jusque très tard en soirée ou en fin de semaine, lorsque les familles sont disponibles. Recevoir aujourd'hui des reproches - ou pire - parce que "le Ministre a dit que tous les élèves devaient pouvoir revenir à l'école au mois de juin" est difficile à supporter. Il n'est pas juste que nous ayons à subir les désagréments d'une information confuse tant les choses sont déjà si compliquées à organiser.
Cette crise, Monsieur le Ministre, aura au moins défini clairement aux yeux de tous qui sont celles et ceux qui permettent au système de fonctionner, soit les Directrices et Directeurs d'école qui sont sur le terrain, face à une pyramide institutionnelle fort peu loquace. J'espère Monsieur le Ministre que cet investissement fort ne sera pas oublié, que nos élus comme le gouvernement sauront rapidement s'en souvenir, et nous le montrer.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes salutations respectueuses.
Pascal Oudot
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