Nous vivons un hiver chatoyant. Notre horizon se couvre depuis quelques semaines de couleurs voyantes et variées, le jaune des gilets, le bleu des gyrophares, aujourd'hui le rouge des stylos... Et demain ? Des casquettes vertes ? Des culottes roses ?
A mesure que le temps passe se mêle à une légitime exaspération un salmigondis indigeste de revendications absurdes, anti-républicaines, populistes, voire anarchistes. C'est l'auberge espagnole, où chacun apporte son grain de colère égoïste en mélangeant tout et n'importe quoi. On y colle les lubies révolutionnaires de pseudos sans-culotte, des Robespierre au petit pied qui voudraient réinventer le Comité de Salut Public mais n'ont ni l'aura d'un Condorcet, ni le feu d'un Danton, ni le talent d'un Marat. Tout cela est entretenu avec délectation par des médias heureux de remplir leurs cases horaires et nous gaver, sous prétexte d'écoute et d'information, de discours incompréhensibles et de prétendus débats lamentables d'autosatisfaction. Je peux ajouter enfin le raccrochage désespéré des politiques les plus divers prêts à soutenir n'importe qui et n'importe quoi dans l'espoir vague et forcément déçu d'en tirer un profit même minime.
Ne vous méprenez pas : j'ai beaucoup de respect pour l'immense détresse que révèlent ces mouvements. Les gilets jaunes c'est d'abord la révélation - si elle était nécessaire - de la fracture territoriale qui oppose les habitants des centres des grandes métropoles aux français de province, des périphéries des grandes villes, du monde rural, où la voiture est une nécessité et la précarité une réalité quotidienne, où les services disparaissent, où les emplois publics sont supprimés, où les Maires démissionnent dégoûtés; c'est la dénonciation de la cruelle méconnaissance que la bourgeoisie nantie a des difficultés d'argent et de travail que vit une immense majorité de la population de ce pays; c'est la mise au jour, quasi archéologique, d'une multitude silencieuse de français qui depuis des décennies encaisse de plein fouet tous les soubresauts d'une société dont la nomenklatura aveugle et sourde, sous prétexte de sauver ses entreprises, ses banques, ses fonctionnements, ses privilèges, pique des sous dans la poche des plus pauvres et enrichit encore les plus riches. Je sais tout cela. Je sais aussi que les "gyros bleus" montraient la fatigue et l'exaspération de forces de l'ordre qu'on maintient sur le pied de guerre depuis des années, et qui se font taper dessus pour des clopinettes. Les "stylos rouges" dénoncent une situation que je vis chaque jour et pour cause, entre classes surchargées et manque de considération, administration sourde, rémunération minable mais responsabilités qui s'alourdissent...
Pour autant je ne peux pas cautionner ce genre de mouvement. Le rassemblement des foules n'est jamais qu'un vain exutoire. On me répliquera que ça fonctionne, la preuve les "gilets jaunes" ont obtenu ça et ça. Et mon cul, c'est du poulet ? Ce qu'on vous octroie aujourd'hui vous sera retiré demain d'une façon discrète, sans même que vous y preniez garde, en restreignant encore les services publics, en supprimant des emplois territoriaux, en coupant l'éclairage des rues arrivée une certaine heure sous le prétexte de "sauver la planète"... Elle a bon dos, la planète, et vous aussi en croyant toute les billevesées qu'on vous serine quotidiennement depuis si longtemps. Si vous croyez les quotidiens qui évoquent un "cadeau de 10 milliards", il va vous falloir revenir à l'école et apprendre un peu de calcul; si vous n'avez toujours pas compris qu'à terme ce sera toujours vous qui payerez, alors je n'ai plus rien à écrire.
C'est bien pour cela que je ne crois pas au génie des foules, ni à sa bonté, ou à son innocence. Un rassemblement de ce type n'est qu'un regroupement d'égoïsmes voué à l'échec. La révolution française ? Après quelques mois d’auto-congratulation elle s'est évidemment terminée dans le sang des milliers d'innocents décapités au nom du peuple par quelques malfrats profiteurs qui ont fort logiquement fini par s'entre-guillotiner eux-mêmes. Pour aboutir à une dictature impériale qui a opéré un massacre dans toute l’Europe au nom de la liberté. Les français sont - parait-il - friands d' Histoire : qu'ils regardent un peu le passé pour comprendre où mènent les prétendues révolutions, les mouvements citoyens ou populaires, les libérations... A la dictature, à l'absolutisme, au goulag, aux stades remplis d'innocents sacrifiés, au racisme, à l'antisémitisme, à l'exode, à la famine. S'il vous faut des prisons, des exclusions, des blessés et des morts, et combien de larmes, désolé mais ce sera sans moi.
Je n'ai aucunement la nostalgie des siècles passés. Si les sursauts populaires sont certainement parfois nécessaires, pour autant ils ne peuvent ni ne doivent dépasser le stade de l'alerte. Le droit imprescriptible de chaque être humain est évidemment de se défendre, de défendre ses enfants, sa famille, son conjoint, ses amis, ses compatriotes. Mais jusqu'où ? Et à quel prix ? Ce que révèle la situation actuelle en Europe est une inquiétude sourde de l'avenir, par manque de projet clair et propre à emporter l'adhésion de tous. C'est le cas dans l'Union européenne, c'est le cas dans chaque pays qui la compose. Cette inquiétude est perceptible ailleurs, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis. Elle n'amène que le refus et le repli, l'abandon de chacun à son propre destin. Elle autorise, au nom d'une perception faussée, l'abandon de populations entières obligées de migrer par leur misère, leur faim, par la guerre et la destruction. Elle exacerbe les pires aspects de l'humanité, elle exalte ses pires instincts, elle repousse le meilleur des religions pour n'en garder que la lie monstrueuse, loi du Talion, vengeance et lapidation. L'inquiétude est mère de la violence et de la mort.
Nous avons en France la chance inouïe de vivre dans une démocratie. Notre système n'est certainement pas parfait, nous en voyons constamment les limites comme les excès de ceux qui savent en profiter. Pour autant notre constitution nous donne les moyens de nous exprimer et d'orienter les choix de notre nation. Nous avons des élus - certainement critiquables -, nous avons des représentants syndicaux - parfois déficients et ce d'autant plus que certains ont depuis quarante ans fortement dévoyé le sens des mots "grève" et "manifestation" -. Mais la plupart d'entre eux croient suffisamment aux valeurs de notre république pour la défendre au mieux de leurs possibilités. Ils donnent sans compter temps et énergie pour protéger et soutenir autrui, maintenir nos droits, défendre une laïcité que je pense inégalable lorsqu'elle est bien comprise. Certes chaque citoyen a le devoir d'orienter leurs choix et de les alerter de leurs conséquences, de les avertir des problèmes, d'exprimer ses doutes. Mais nous devons également les protéger parce que le devoir de ces représentants est d'abord l'intérêt de la collectivité, avant celui des individus. C'est parfois compliqué à comprendre, ils ne savent pas forcément expliquer, ou se méprennent sur le sens et l'importance de leur communication. Mettre en doute constamment et universellement leur abnégation et leur honnêteté ne sera utile qu'à ceux qui veulent le chaos.
Moi je ne suis pas content. Je ne suis pas content parce que mon métier n'est pas bien considéré, parce qu'on me dit toujours en vacances, parce que je ne suis pas bien payé. Je ne suis pas content parce que mon administration fait la sourde oreille et préfère ses lubies à la résolution de mes problèmes. Je ne suis pas content parce que mes élèves sont si nombreux que je n'ai pas la possibilité de donner à chacun d'entre eux le temps dont il aurait besoin. Je ne suis pas content parce que je prends quotidiennement de plein fouet l' inquiétude des familles qui la traduisent en récriminations acerbes, en plaintes ou en menaces. Je ne suis pas content parce que le Directeur d'école que je suis n'a pas le temps de faire correctement son travail, et je ne suis pas content parce que mon ministère s'en fout.
Mais je persiste à croire aux vertus de la communication, de l'explication, de la discussion. Je reste persuadé que la situation de chacun, et la mienne en particulier, ne peut s'améliorer qu'en parlant, en commentant, en démontrant, en convaincant. Le mot "lutte" qui a fait les beaux jours syndicaux m'a toujours fait vomir. Je ne serais pas entré au GDiD si je ne pensais pas qu'enseigner aux décideurs n'était pas une démarche aussi valide que celle d'enseigner à des enfants. Je ne me serais pas finalement et récemment syndiqué si je ne pensais pas que c'est en verbalisant les problèmes qu'on peut soi-même mieux les appréhender et surtout les faire comprendre.
2019 va être une année de travail syndical intense. Pour les enseignants, pour les Directeurs d'école. Nous devons soutenir celles et ceux qui vont travailler pour nous. Brailler ne fait qu'exacerber les tensions même si ça soulage momentanément. Nous ne devons braquer personne, nous devons nous expliquer et chercher ensemble des solutions, qui inévitablement ne seront pas idéales et qui prendront du temps. Mais au moins travaillerons-nous ensemble à améliorer une machine déficiente pour la remettre en marche, dans l'intérêt de nos élèves qui aujourd'hui sont les victimes innocentes de notre stérilité.