jeudi 2 avril 2020

La côte est rude...

Le rythme est pris. Le Directeur, coincé chez lui pour des raisons de santé, commence à pédaler avec plus d'aisance. Autant j'avais l'impression les premiers jours de grimper le Ventoux avec un tricycle, autant aujourd'hui je pense m'être construit un assez bon vélo.

Oui, je me la suis fabriquée, ma bicyclette : le manager de l'équipe - pardon, le ministre - ne m'a pas fourni le matériel ni l'assistance qu'il m'avait promis et dont pourtant il se vantait dans "L'équipe" et ailleurs. Et puis je n'ai vu presque personne de la team "EN" depuis le début de l'épreuve, à part d'autres coureurs que j'aperçois de loin de temps à autre, notre IEN qui nous soutient moralement et nous apporte régulièrement de quoi boire (nous avons de la chance, ce n'est pas le cas pour toutes les équipes), et les quelques camarades qui m'accompagnent. Nous nous sommes d'ailleurs encordés afin de mieux rouler ensemble. En revanche qu'est-ce qu'il y a comme populo dans l'oreillette ! C'est clair, tout le monde râle de cette course absurde. Et puis la côte est rude... Je ne serai jamais un bon grimpeur, je le crains, surtout à mon âge, mais vaille que vaille nous mangeons du kilomètre. En plus j'ai déraillé plusieurs fois, et j'ai les mains pleines de cambouis. Heureusement il y a beaucoup de spectateurs qui nous applaudissent avec chaleur, ça fait du bien.

Je m'excuse pour cette métaphore cycliste. Tous les enseignantes, enseignants, Directrices et Directeurs d'école qui vont lire ce billet comprendront ce que j'exprime. Difficile je crois de se sentir autant abandonnés par notre administration qu'en ce moment de crise majeure. Nous savions pourtant déjà l'incompétence de la pyramide institutionnelle, son éloignement mortifère du terrain, son incapacité à prévoir... ce que pourtant elle-même nous réclame quotidiennement ! Voilà un ministère qui ne fonctionne qu'avec des chiffres, encore des chiffres, toujours des chiffres, obsédé au point qu'aujourd'hui certains administrateurs trop zélés envoient à des Directrices et Directeurs exsangues de nouveaux "tableaux" à remplir avec le nombre de familles contactées ou non, et autres joyeusetés. Maintenant il faudrait photocopier des travaux (mon école est à dix kilomètres), les envoyer par la Poste aux familles éloignées du numérique... Comment ? Aaah ça, ça reste un mystère. Et puis par chez moi la Poste ne fonctionne plus qu'à mi-temps, alors... Enfin le confinement, dans cette histoire, manifestement ne concerne pas les Directrices et Directeurs qu'on veut persister à envoyer au front. On se demande quand même si certains ont un réseau neuronal en état de fonctionnement.

Ce qui était une évidence pour nous le devient pour tout le monde : l'éducation nationale est un triste foutoir, excepté sur le terrain dont les agents travaillent sans relâche depuis trois semaines au service de leurs élèves, des familles, des soignants, dans un esprit constructif et solidaire. Evidemment il y a eu et il y aura des ratés. Mais si peu. Combien de témoignages positifs recevons-nous, de messages enjoués, de remerciements ? Même les médias pourtant habituellement peu aimables à notre encontre s'y mettent et soulignent notre implication.

Pour ce qui me concerne, entre la gestion de ma classe et du travail de mes élèves, l'indispensable besoin de rassurer les familles, l'organisation de mon école lieu d'accueil et de regroupement pour enfants de soignants, je crois bien n'avoir jamais travaillé autant ni avec une telle amplitude temporelle : j'y suis de sept heures le matin à 23h, SMS, téléphone, ordinateur, dans cet ordre ou dans un autre et puis on recommence. C'est épuisant. Combien je préférerais être en classe ! L'écriture de ce billet me procure une récréation bienvenue mais de courte durée, une adjointe vient de me prévenir qu'elle est malade et ne pourra pas faire son service demain ni la semaine prochaine. Une urgence... Mais je le répète, j'ai de la chance, notre IEN nous accompagne avec chaleur, efficacité, et humanité. Ce n'est pas le cas partout.

Alors il y aura un lourd bilan à faire lorsque cette crise sera passée. Certes elle est exceptionnelle, encore plus je crois pour moi à cinq mois de ma retraite. Mais l'impréparation du ministère, sa léthargie, son décalage avec la réalité du terrain, ses injonctions absurdes, l'exposition des agents à la contamination, tout cela devra être mis sur la table sans pudeur virginale ni faux-fuyant. Comme il faudra exposer le néant matériel auquel nous sommes exposés, travaillant avec notre propre ordinateur, notre propre téléphone, tout en gérant nos propres enfants et nos besoins vitaux. Comme en outre il sera nécessaire de souligner l'inégalité numérique des familles, selon leurs moyens financiers et le territoire où elles vivent, malgré quarante années de belles promesses non-tenues et de pseudo grands projets.

Je pense que nous pourrons faire confiance aux Directrices et Directeurs d'école pour marquer le coup, après. Le GDiD s'y emploiera bien entendu, les centrales syndicales qui nous soutiennent également. D'ailleurs c'est rigolo, mais je n'entends plus parler de "direction collégiale" en ce moment.