dimanche 13 octobre 2019

Y'a un truc à faire...

Je ne peux pas travailler dans mon bureau. Fonctionnel mais petit et surtout sans aération, il s'emplit rapidement d'oxyde de carbone et après une heure à y œuvrer j'ai mal à la tête. Et puis être interrompu toutes les trois minutes par des cris d'enfant en garderie ou autre billevesée m'insupporte autant sinon plus que l'idée de rester dans une école que certes j'apprécie mais où je viens déjà de passer un certain nombre d'heures. Le Directeur que je suis rentre donc chez lui et travaille à domicile. Il n'y a rien que je ne puisse y faire, mon administration est sur internet, j'ai accès à mon courriel, et tous mes fichiers sont dans les nuages (comprenez "cloud"). J'ajoute que chez moi j'ai mon épouse adorée, mon merveilleux réfrigérateur chargé de bière, mon propitiatoire garde-manger bien garni et quelques confortables canapés où je peux reposer par intermittence mon corps meurtri et mon cerveau fumant.

Nous ne devons pas être très nombreux à travailler à domicile, bien que ce soit à la mode dans les grandes entreprises qui diminuent ainsi leur charge immobilière. La plupart des Directrices et Directeurs avec lesquels je discute ne veulent pas que leur travail de Direction empiète sur leur vie privée, alors pourtant que souvent ils s'emploient chez eux à y préparer leur "classe". Chacun son choix. en fait j'ai quotidiennement l'impression de fuir mon école le plus tôt possible. Ce qui est finalement assez comique puisqu'arrivé à la maison je m'emploie à redevenir Directeur d'école. Il faut quand même sacrément aimer cette fonction pour être bête à ce point.

Quand j'écris que je redeviens Directeur d'école, je le redeviens aussi pour le GDiD. Cela signifie que je récupère le courriel qui nous est envoyé, que je gère les affiliations par Paypal, que je lis vos récriminations diverses et subis parfois votre ire, que je prends au téléphone ceux qui veulent me contacter (ça c'est souvent lourd, en plus JE HAIS le téléphone), que... Je ne veux pas me plaindre, je trouve que les Directrices et Directeurs d'école sont une population résiliente et bien élevée, souvent pleine d'humour, et qui n'aime pas vraiment gémir. Nous aurions pourtant de quoi.

Régulièrement, disons chaque semaine, je me fais une liste de ce qu'il y a à faire pour mon école, en classant par priorité. Attention, je précise bien que ce sont MES priorités, pas celles de mon administration : mon école passe toujours devant le reste. Comme la moitié de ce que me demande mon institution est inutile ou redondant ce n'est pas pour moi un choix difficile. Et puis je rappelle à mes jeunes collègues qui me lisent que je suis un très vieux routier qui ne mettra pas longtemps à faire ce qui hélas leur prendra certainement beaucoup plus de temps qu'à moi. Réjouissez-vous ! En vieillissant vous serez comme moi ! Vous apprendrez par exemple à jeter sans remord à la poubelle les demandes qui n'ont pas de sens. 99% d'entre elles ne reviendront pas, et pour le 1% restant on vous réclamera éventuellement humblement quelque chose dans quelques semaines. Peace and love, my friends !

Vous apprendrez aussi à refaire vos PPMS en reprenant celui de l'année précédente en y changeant simplement les quelques éléments qui doivent l'être (dates, noms...) en trente minutes impression et diffusion comprises. Vous apprendrez à mettre à jour les fiches DUER en dix minutes chrono. Bref, vous apprendrez à devenir les Arturo Brachetti de la Direction d'école...

Néanmoins... ben... y'a un truc à faire. Vous n'y pouvez rien, c'est inhérent à votre fonction. Il y a aura toujours "un truc à faire". Vous avez pourtant rempli les fiches bidule, vous avez terminé le machin-chose, vous avez bouclé le trucmuche... Il vous reste un truc à faire. Eh oui, c'est comme ça,  et c'est vrai que c'est pénible désagréable frustrant agaçant. Vous aviez la veille au soir avec une certaine satisfaction terminé votre travail de Directrice ou Directeur, vous pouvez parier que vous recevrez le lendemain par courriel une invitation langoureuse à vous connecter à je ne sais quelle enquête qui pourtant ne vous concerne pas, et qui est à remplir "même état néant". Bien entendu le site sera en rade, si votre clef OTP ne vous lâche pas...

Pas d'inquiétude, de toute manière vous aurez d'autres casseroles sur le feu : recevoir la famille du petit Paul qui veut que vous expulsiez de l'école le petit Kevin qui a griffé leurs fils, et ensuite le père furibond de la grande Louise qui vient se plaindre de la maîtresse qui a tancé sa fille parce qu'elle bavarde sans arrêt. Sans oublier que le ménage a été fait par-dessus la jambe dans la classe de Mme Souk qui vient vous disputer comme si c'était vous qui teniez le balai. Il y aura aussi le toner du photocopieur à changer, et... bref.

Ne vous sentez pas coupable si vous avez envie de tout jeter par la fenêtre, enseignants et élèves compris. C'est humain, et ma foi beaucoup de ce qu'on vous demande peut attendre. Vous savez la bonne nouvelle ? Personne ne viendra râler parce que personne ne peut se passer de vous. Si personne n'est irremplaçable, le Directeur en revanche l'est. Car le Directeur d'école est un élément clef. Sa fonction est indispensable. Le rôle qu'il joue, le travail qu'il fait, est une des deux bases du fonctionnement de l'école, la seconde étant celle d'enseignant. Mais ce sont deux rôles bien différents, deux métiers qui se complètent, et qui pour nous malheureusement se superposent au risque parfois de les mal faire.

Il faut apprendre à se préserver, sans culpabilité. C'est difficile. Il est compliqué de se rendre compte de la surchauffe, et le burn-out arrivera sans crier gare. Et puis nous connaissons des années tourmentées et d'autres plus simples. Résister aux assauts quotidiens demande beaucoup de force. Mais soyez malheureusement assuré que personne dans votre entourage professionnel ne comprendra dans quel état vous êtes si vous ne le réalisez pas vous-même. Je peux hélas vous en parler en connaissance de cause : l'année dernière je n'ai rien vu venir.

Alors, je vous avoue que certaines déclarations syndicales, dans cette triste période de deuil que nous connaissons, me prennent sérieusement la tête. Oser encore ne réclamer que "du temps, un secrétariat, des injonctions allégées et un meilleur salaire", c'est nier encore et toujours la spécificité de notre fonction. Du temps ? Christine Renon était totalement exempte de charge de classe. Un secrétariat, et des injonctions allégées ? Une des choses qui semble-t-il a précipité son geste était le rapport avec les familles, dont nous savons tous le poids que personne ne peut porter à notre place. Un meilleur salaire ? Elle dénonçait dans son courrier ses conditions de travail, pas le montant de son traitement.

Je ne dis pas que je ne souhaite pas avoir un secrétariat - surtout formé et compétent -, mais j'ai déjà expliqué que dans les conditions actuelles de fonctionnement de l'école celui-ci ne pourrait être qu'employé par le collège ou la municipalité, ce qui ne me plait pas car j'estime que les Directrices et Directeurs d'école ont déjà aujourd'hui suffisamment de difficulté à gérer l'emploi du temps de personnels dont il n'ont pas la maîtrise avec les ATSEM, les AESH, ou autres. Et qui peut croire à une généralisation de ce système ? Ma petit école de trois classes m'incite à pouffer.

Je ne dis pas non plus que je ne souhaiterais pas être mieux rémunéré. Mais que peut-on attendre dans la mesure où nous ne sommes que des PE avec un second métier ? Des points d'indice en plus ? Il a déjà été fort compliqué d'obtenir une sorte de consensus autour des échelles de rémunération lors des "accords PPCR", on peut légitimement s'attendre à une belle foire d'empoigne, surtout qu'il n'est pas certain que tous les syndicats seraient si contents de nous voir distingués de la masse des enseignants.

De toute manière ces mesurettes ne peuvent pas être des solutions pérennes. Nos conditions de travail ne changeraient pas, la barque continuerait à prendre l'eau d'autant plus qu'on prendrait prétexte d'une pseudo-amélioration pour la charger encore plus. Nous ne sommes plus au XIXème siècle, notre fonction est singulière, il nous faut absolument un "statut d'emploi fonctionnel" adapté à notre travail et réservé aux enseignants du primaire, qui nous permette de rejoindre le corps des PE quand et si on le souhaite. Pour cela il faut changer le statut de l'école, lui donner une existence juridique et donc une ampleur inédite qui identifie parfaitement son rôle et ses responsabilités, la protège des abus institutionnels, territoriaux, parentaux. C'est là le projet du GDiD. Au sein de cette nouvelle école, accompagné d'une équipe d'enseignants mais aussi d'une équipe administrative comprenant secrétariat, CPE, surveillants, gestionnaire, la Directrice ou Directeur d'école chef d'établissement aura enfin les moyens de son action et le plein et entier exercice de son métier. Cela ne pourra pas se faire partout, tout de suite, sans précaution ni sans consensus entre la collectivité, l'Etat, les enseignants. Il faudra de nombreuses fusions, dont les plus évidentes sont déjà les fusions maternelle-élémentaire, qui se justifient pleinement pédagogiquement. Cela prendra du temps, mais ce sera un tout petit prix à payer pour que notre école enfin change au mieux des besoins de nos élèves et de leur réussite.


*****

Rejoignez-nous ! Le groupe Facebook du GDiD est à votre disposition. Si vous soutenez nos revendications, devenez membre pour 20 € - rien ne vous interdit de donner plus - en vous connectant ici. Cette cotisation nous permet de payer les frais de communication ainsi que les déplacements que nous avons à faire sur Paris pour convaincre députés ou sénateurs, ou répondre aux invitations du ministère. Isolés nous sommes ignorés, ensemble nous avons de la force. Merci d'avance !

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonsoir tout le monde.
Je voudrais aller encore plus loin que ce qu'a écrit Pascal.
Je suis directeur en REP+, 16 classes, un dispositif ULIS école, 310 élèves, 20 collègues, 2 EFS, 6 ATSEM, 5 AESH, 2 professeurs d'ELCO, 2 services civiques, 3 assistants pédagogiques et j'en passe… et j'ai une décharge totale de classe. Le privilège ultime… enfin c'est ce que je croyais avant d'avoir ce poste, quand j'avais 1 jour de décharge pendant 7 ans dans une école de 6 classes en RRS.
Loin de moi la volonté de me plaindre, j'ai choisi d'être directeur et ce métier m'apporte beaucoup de satisfactions. Mais je suis tombé dans le piège: je suis devenu directeur de mon école 24h sur 24. Je travaille tous les soirs chez moi jusqu'à 21h pour répondre aux nombreuses commandes institutionnelles car il m'est impossible de le faire durant la journée (je sais, c'est difficile à croire, mais les sollicitations permanentes quand je suis dans mon bureau m'empêchent de rédiger par exemple des comptes-rendus de réunions). Il m'arrive fréquemment de me réveiller la nuit car je pense à des choses à ne pas oublier; je me lève et vais noter dans mon agenda. Personne ne le fait pour moi, je gère TOUT SEUL. J'ai la même charge de travail qu'un chef d'établissement mais je suis TOUT SEUL. Et toujours pas de statut...
J'invite n'importe quel planqué de délégué syndical à venir passer une semaine en immersion totale dans mon école.
En fait ils savent très bien...

Pascal Oudot a dit…

Je te remercie de ton commentaire, je le passe tel quel sur le groupe Facebook du GDiD, où il n'y a quasiment que des dirlos, je pense qu'ils apprécieront... hélas.