vendredi 6 mars 2020

Un capharnaüm annoncé...

Avec cette épidémie dont la portée s’accroît quotidiennement, c'est un beau capharnaüm qui s'annonce dans les écoles françaises. Un tiers des écoles est encore en vacances, mais avec la reprise lundi 9 mars de celles de la zone A ce sont tous les élèves de notre pays qui seront de nouveau dans des conditions de promiscuité favorables à la transmission des maladies.

Dès son début les services de santé ont rappelé avec raison les principes de base de toute prophylaxie dans les lieux communs. Qu'il s'agisse de virus ou de bactéries, le lavage des mains, la désinfection, l'éloignement à plus d'un mètre voire le confinement des malades sont des mesures logiques, compréhensibles et efficaces. Pour autant dans les écoles tout n'est pas si simple.

Marc Lipsitch, épidémiologiste spécialiste des maladies infectieuses à Harvard, a récemment souligné que “Les épidémies de grippe sont clairement provoquées en partie par les écoles. Et nous ne comprenons pas comment fonctionnent les coronavirus avec les enfants, en particulier ce coronavirus”. C'est une situation logique : les enfants sont regroupés dans des lieux clos, la proximité est constante et les partages aussi. L'école maternelle sur ce point est particulièrement un extraordinaire bouillon de culture. Comment un enseignant pourrait-il imposer à une trentaine d'enfants âgés de deux à six ans qu'ils se touchent le moins possible, qu'ils éternuent dans leur coude, ou être certain qu'ils ont les mains propres ? Et puis la matériel de travail ou de jeux se prête, s'échange, se fait sucer parce qu'à cet âge on porte beaucoup à la bouche... C'est concrètement impossible, et c'est bien pourquoi les écoles sont des milieux propices à la propagation des maladies.

Et puis toutes les écoles ne sont pas non plus logées à la même enseigne. Depuis des années le milieu enseignant comme les associations de parents d'élèves dénoncent les conditions sanitaires de nombreuses écoles, de nombreux établissements, où les toilettes sont infréquentables tant elles sont sales ou détériorées, l'absence de savon ou même de papier-toilette, j'en passe et des bien pires. Si notre système est parait-il "national", les conditions d'entretien sont elles locales et parfois peu efficaces. Certaines écoles de Marseille dont nous savons tous l'état déplorable sont souvent citées, hélas pour celles et ceux qui y travaillent, adultes comme enfants.

Dans le cas qui nous préoccupe aujourd'hui, les conditions de propagation du Covid-19 sont encore moins définissables qu'habituellement pour d'autres maladies. Effectivement la période d'incubation semble assez longue, entre 2 et 14 jours avec une moyenne entre 3 et 7 avant le déclenchement clair de la maladie. De plus, malgré que nous en sachions encore très peu, il est possible que les enfants jeunes soient des "porteurs sains" de la maladie - donc ne déclenchent pas d'affection visible -, ou ne présentent que des symptômes courants dans les écoles, toux et rhume. Depuis plus de quarante ans que j'enseigne j'ai quotidiennement dans ma classe des enfants enrhumés, moi-même le suis du 1er septembre au 5 juillet. Comment faire la différence entre un rhume normal et un rhume douteux ? Sans compter un printemps certainement précoce cette année qui va déclencher de nombreuses allergies à divers pollens... Bref, c'est impossible. Et malheureusement je peux parfaitement imaginer un enfant qui aurait contracté cet agaçant virus et le propagerait une quinzaine de jours avant toute alerte, soit largement le temps d'infecter une centaine de familles d'élèves et d'enseignants. Mon épouse étant immuno-déprimée par une maladie auto-immune, et arrivant tous deux dans des âges malheureusement ciblés - un enseignant de 60 ans fait partie des victimes françaises -, il me serait assez désagréable de tomber malade ou de contaminer mon épouse. J'ajoute que la proximité de ma commune d'exercice avec le CHU de Dijon fait que j'ai parmi mes parents d'élèves de nombreux personnels de santé, évidemment exposés...



Je ne cherche évidemment pas à inquiéter quiconque, et moi-même ne suis pas particulièrement aux taquets. Mais la question se pose, et sera de plus en plus prégnante à mesure que les jours passent et que  l'épidémie s’accroît. C'est pourquoi le gouvernement, certain de passer dans un proche avenir à un niveau d'alerte supérieur, envisage la fermeture des écoles. D'abord quelques-unes, directement concernées par la contamination, avant peut-être de généraliser la mesure au moins dans certains secteurs/communes/cantons voire des périmètres plus importants. Jusqu'à faire comme en Italie, où depuis hier jeudi 5 mars toutes les écoles, collèges, lycées et universités du pays sont fermés ?

Evidemment cela n'est pas souhaitable. Ce confinement généralisé serait une catastrophe, le pays serait totalement paralysé, les conséquences économiques désastreuses dans une France qui commence à peine de se relever de la crise de 2008. Mais c'est envisageable si l'épidémie devient incontrôlable, car son taux de contamination comme son taux de mortalité sont élevés, pires même semble-t-il que la grippe espagnole de 1918 qui a fait dans le monde jusqu'à 100 millions de morts selon certaines réévaluations récentes. Mais n'oublions pas que nos moyens de lutte sont aujourd'hui beaucoup plus pertinents, certains traitements paraissent dès aujourd'hui efficaces, leur élaboration est rapide, les services de santé français sont préparés et leur professionnalisme, leur dévouement et leur implication ne sont plus à démontrer. Nous avons, sur ce point, beaucoup de chance.

Néanmoins il faut donc, enseignants, Directrices et Directeurs d'école, que nous nous préparions à la fermeture de nos locaux. Au cas où...

De quelle façon ? Bien entendu pour l'instant c'est la prophylaxie qu'il nous faut mettre en place, réclamer des moyens sanitaires à nos municipalités pour nos écoles et pour le nettoyage et la désinfection des locaux, afficher, discuter en classe, insister sur le lavage des mains, etc, et rester attentifs tout en n'affolant personne... Nous savons le faire, depuis longtemps, il n'y a aucun doute sur ce point.

En revanche les directives ministérielles sont plus confuses. Elles sont même quasiment inapplicables. Jeudi 5 mars est parue la Circulaire n° 2020-056 sur la "Continuité des apprentissages en cas d'éloignement temporaire ou de fermeture d'école ou d'établissement". Dans le cas de confinement d'un élève, je cite :

" (...) le directeur d'école ou le chef d'établissement s'assure, notamment en prenant appui sur les réseaux existants (en particulier les espaces numériques de travail et la messagerie électronique), que l'élève a accès aux supports de cours et qu'il est en mesure de réaliser les devoirs ou exercices requis pour ses apprentissages."

Si un seul enfant, ou deux ou trois, sont concernés, c'est techniquement faisable. Sauf... sauf si la famille n'a pas de moyen de communication électronique, ce qui n'est pas rare en France, ou si celui-ci se résume à un smartphone. Sauf également si les supports de cours sont intransmissibles ou inutilisables sans l'enseignant. Sauf enfin si l'enseignant concerné refuse de s'en occuper, (ne serait-ce que par faute de temps) ou de donner au Directeur les moyens de le faire à sa place, et encore faudrait-il que celui-ci trouve lui aussi le temps nécessaire. Je rappelle que la Directrice ou le Directeur d'école, qui n'a pas institutionnellement le statut pour le faire, n'a aucun moyen pour contraindre un enseignant à suivre ce genre d'instruction. En aurait-il seulement envie ? Et puis, quinze jours de confinement, c'est long. Cette charge supplémentaire ne sera pas faite pour nous faciliter notre métier de Directrice ou Directeur d'école. Je n'ai pas l'habitude de citer François Jarraud, mais il a totalement raison, pour une fois, de rappeler dans un récent billet les limites du système.

Dans le cas de la fermeture d'une école - et je vous rappelle qu'il faut je crois vous y préparer -, c'est encore pire. Citation :

" (...) les responsables locaux et les équipes pédagogiques prendront les initiatives et mesures nécessaires pour préserver un lien pédagogique à distance, et pour continuer à dispenser un enseignement, en exploitant notamment les possibilités d'échanges par messagerie électronique et les espaces numériques de travail. Ils pourront aussi s'appuyer sur des ressources numériques éducatives pour enseigner et apprendre à distance, disponibles au niveau national pour l'école, le collège et le lycée sur le site Éduscol. (...)

Pour les élèves les plus jeunes, et pour tous ceux qui nécessitent une prise en charge spécifique impliquant la présence d'un adulte, la mise en place d'activités éducatives et pédagogiques devra reposer sur les familles des enfants et des jeunes concernés. Dans toute la mesure du possible, les directeurs et chefs d'établissement veilleront à ce que leur soient proposées, à distance via les outils numériques, des activités adaptées, réalisables en contexte familial. Pour les élèves ne disposant pas d'un accès à Internet, les professeurs, les directeurs d'école et les chefs d'établissement veilleront à préparer un ensemble de documents et propositions de sujets à étudier et de travaux à réaliser, adaptés à la situation d'un accompagnement en famille."

Ben voyons. C'est sûr, je "veillerai"... Directeur d'une école maternelle, ce genre de consigne ne me fait pas rire. Ces instructions n'ont pas de sens. Ou montrent la totale ignorance ministérielle du fonctionnement des apprentissages ne serait-ce que dans une Grande Section. Quant aux Moyens et aux Petits... Ils pensent vraiment que je bosse avec des fiches, des photocopies ? Oh certes certains travaux sont transférables, mais les 4/5 de ce que j'enseigne ne le sont pas. Je ne suis pas dans le notionnel moi, ou très peu, je suis surtout dans les compétences ! Bref.

Je suppose qu'en élémentaire on peut imaginer aller plus loin. Mais dans quelle mesure ? Et pour quel niveau de classe ? D'accord, ça part d'un bon sentiment, et certaines choses sont faisables avec les restrictions que j'ai déjà indiquées (équipement des familles, ou des enseignants, supports et explications intransmissibles...). Encore une fois faudrait-il pouvoir s'assurer que chaque enseignant jouera son rôle alors qu'un Directeur ne peut l'y contraindre sinon convaincre. Et puis le faire confiné chez soi est absurde... Bon, c'est évidemment impossible. Cher collègue Directrice ou Directeur, vous ferez bien ce que vous pourrez et vous pourrez peu. Dans ces conditions je ne souhaite à aucun d'entre nous de voir son école fermée. D'autant que si la "continuité pédagogique" n'était pas assurée, comprenez que c'est à nous qu'on irait le reprocher. Je crains bien que ce soit un enfer qui s'ouvre sous nos pas.

Alors à qui s'adresse cette circulaire, en fin de compte ? Le ministère ne peut pas ignorer - je l'espère tout du moins - la totale inadéquation de ce texte avec la réalité de l'enseignement primaire dans notre pays, avec la réalité de l'équipement des écoles françaises dont certaines n'ont même pas de sanitaires décents, avec la réalité de l'absence de moyens accordés à une Directrice ou un Directeur d'école, avec la réalité du niveau de vie de certaines de nos familles pour lesquelles un ordinateur est une vue de l'esprit tant prévaut parfois simplement la possibilité d'avoir un toit et de s'abriter du froid ou de se nourrir, ou encore de leur appétence à remplacer au pied levé l'enseignant de leur enfant. Cette circulaire serait-elle destinée au grand public ? Pour le rassurer et l'assurer que tout est prévu, alors même que rien ne l'est ?

Nous sommes dans une configuration inédite qui souligne encore une fois l'état désastreux de notre système éducatif qu'on prétend "national", ou aucune latitude n'est laissée aux territoires ni aux écoles quant à leurs choix, ni pour autant où serait assurée l'égalité des moyens donnés aux écoles pour simplement assurer un minimum sanitaire ou d'instruction, ni non plus permettrait équitablement de pourvoir aux besoins de base de nos familles. On appelle ça de la déliquescence.

Edit (le 6 mars à 13h) : à peine ai-je publié ce billet que j'apprends que le Préfet du Haut-Rhin ferme une centaine de locaux scolaires ou périscolaires. J'adresse à tous les personnels concernés comme aux familles tous mes voeux pour que se passe au mieux cette période difficile.

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